Or, dans les modèles courants de Gaz de Réseau, la densité en particules tend
essentiellement à s'uniformiser sur toute l'étendue du champ de simulation. Toutefois, il
arrive que cette uniformisation ne s'effectue que localement en présence de conditions aux limites
particulières, comme dans le cas d'un écoulement contrarié par un obstacle. De fait, la
quantité de particules présentes dans une région du réseau est assimilable à une pression. Pour
mettre en évidence les capacités hydrodynamiques des modèles de Gaz sur Réseau, une expérience classique
consiste ainsi à simuler la propagation et l'amortissement d'une onde de sur-pression [Margolus86].
Citons aussi les expériences de diffusion d'un fluide au travers d'un milieu granulaire
hétérogène [Jeulin92a] : des canaux de traversée préférentielle du milieu apparaissent
spontanément, en réponse aux augmentations de pression locales provoquées par la présence
des obstacles. Une autre conséquence va nous intéresser plus directement: il semble presque
exclu que de fortes discontinuités spatiales de la densité en particules puissent être conservées
durant toute la durée d'une simulation. C'est ainsi qu'il s'avère irréalisable de maintenir une
gouttelette formée de matière dense au milieu d'un espace vide de particules, à plus forte
raison si cette gouttelette doit être mise en mouvement. Afin d'illustrer ce point crucial
dans la construction du modèle, la Figure IV-6 montre l'évolution d'un système dans lequel
on a initialement placé une gouttelette beaucoup plus dense que le milieu qui l'entoure. Il apparait
nettement qu'une éventuelle force de cohésion ne saurait s'opposer suffisamment à l'éclatement de
la goutte, qui résulte de fortes différences de pression. De plus, dans cette expérience, l'espace
entourant la goutte n'était pas totalement vide de particules; à défaut, des effets de trame
auraient fait perdre tout caractère physique à la propagation de la sur-pression. La diffusion d'un
tel ensemble de particules dans un espace vide génère
des fronts quasi-alignés sur les directions principales du réseau (dans le cas du modèle FHP, on obtient
ainsi une étoile à six branches), en raison de l'absence de collisions avec des particules en
provenance des autres régions du réseau.
Dès lors, la modélisation de gouttelettes dans un Gaz sur Réseau va s'appuyer sur la notion
de milieu environnant, qui sera appelé gaz porteur dans notre contexte. En
conséquence de nos remarques préliminaires, la densité en particules de ce gaz porteur
devra de plus être égale ou très proche de celle des gouttelettes. Parallèlement, il en résulte
aussi que deux catégories - ou phases - de particules sont à présent nécessaires de manière à
ce que l'on distingue une gouttelette du gaz porteur environnant; ces phases seront notées
(rouge) et (bleu) respectivement. Mais dans la pratique,
il apparait intéressant de pouvoir simuler le comportement de gouttelettes qui sont formées
d'un mélange de différentes espèces chimiques. Toutes ces espèces appartiennent bien sûr à la phase
, d'où une distinction entre la phase (ou couleur) et l'espèce chimique (ou label) d'une particule.
Par le même principe, on pourra aussi disposer de gouttelettes qui sont constituées
chacune d'une espèce chimique unique. Des gouttelettes bien distinctes pourront ainsi
se trouver simultanément dans le champ de simulation, le label des particules se
confondant avec le label de la gouttelette à laquelle elles appartiennent. Si des propriétés
différentes sont ensuite attribuées à chaque gouttelette, la variabilité d'une population
hétérogène de gouttelettes pourra être prise en compte.
La stabilité des gouttelettes est essentielle: il s'agit en effet de maintenir une séparation permanente entre les particules issues du gaz porteur et celles provenant des gouttelettes. L'action d'un mécanisme de cohésion doit cependant laisser les gouttelettes libres de répondre aux contraintes extérieures qui leur sont appliquées, telles qu'un champ de forces, ou encore la présence d'obstacles solides. Celles-ci vont ainsi pouvoir se déplacer, se déformer, et éventuellement même coalescer. Pour cet aspect de la modélisation, nous allons partiellement nous appuyer sur le modèle de Gaz sur Réseau Immiscible - en anglais: Immiscible Lattice Gas (ILG) - introduit par Rothman et Keller en 1988 [Rothman88]. Il a en effet été montré que ce modèle peut reproduire l'action d'une tension de surface entre particules réparties entre deux phases. Par rapport à un Gaz sur Réseau usuel, les modifications apportées concernent uniquement l'opérateur de collision ; nous en résumons ici les principes et apportons quelques indications quant à leur mise en oeuvre [Decker97].
(IV.-1) |
Par ailleurs, on considère l'ensemble des configurations résultantes possibles pour le noeud , soit . Ces configurations doivent d'une part respecter deux contraintes élémentaires: la conservation du nombre total de particules dans chaque phase, soit:
(IV.-2) |
(IV.-3) |
(IV.-4) |
(IV.-5) |
Il reste encore à placer aléatoirement les espèces chimiques - selon une procédure semblable à celle décrite dans le cas habituel d'un Gaz sur Réseau multi-espèces. Cependant, les positions autorisées sont largement restreintes par la connaissance de la phase associée à chaque espèce, alors que les positions des phases sont à présent fixées. Cette séquence d'opérations a pour principal effet de regrouper spatialement les particules de même phase; elle est illustrée par un exemple simple d'une collision entre deux particules sur la Figure IV-7b. Pour ce modèle, il est important de noter que les couleurs des particules présentes en un noeud vont d'elles-même déterminer quelles règles de collision peuvent être déclenchées, et qu'en conséquence elles vont fixer les positions finales des particules après collision.
En pratique, toutes les configurations minimales du modèle ILG sont pré-calculées et enregistrées
dans une table à accès direct indexé (en anglais: look-up table). Au cours des simulations,
les calculs des collisions sont donc réalisés par une simple lecture de cette table. Le champ
de couleur est représenté sous
la forme d'un vecteur de coordonnées entières, qui est obtenu par projections selon deux
directions principales du réseau. Une table préliminaire de type "arc-tangente" est appelée de façon
à convertir le vecteur en une valeur discrète proportionnelle à un angle avec une précision donnée -
par exemple, pour une précision de 3 degrés: l'intervalle des entiers entre 0 et inclus - soient
120 secteurs angulaires.
Une table principale fournit directement la liste des configurations minimales, c'est à dire des paires de
valeurs représentant le codage binaire des positions des particules pour chacune des deux phases. Il ne reste alors
qu'à sélectionner aléatoirement l'une d'elles. La clé d'accès de la table principale (c'est à dire
la technique d'indexation) utilise un codage binaire sur 17 bits, par concaténation des informations
suivantes: positions des particules avant collision (7 bits), nombre de particules appartenant à la
phase (3 bits), et direction angulaire du champ (7 bits). Les valeurs des clés sont dans la
pratique comprises entre et , cette borne supérieure fixant la dimension de la table.
Il aurait été possible de comprimer davantage les informations puisque il n'existe que
configurations utiles, les autres entrées de la table correspondent à des configurations impossibles
et restent donc vides. Cependant, le codage adopté pour les accès directs aux configurations semble un bon compromis entre
l'espace mémoire nécessaire et la vitesse de calcul. Par ailleurs, nous avons constaté qu'un excès de précision était préjudiciable à la qualité
du résultat final: un faible taux d'erreur entraîne un bruit blanc qui va estomper les
effets de la forte discrétisation des calculs. En fait, des erreurs bien plus
importantes sont commises en raison de la géométrie du réseau et des effets de trame
apparaissent lorsque la sélection des configurations résultantes est totalement déterministe.
Cette observation concerne aussi bien
la précision de la direction angulaire du champ que le calcul des configurations. Lorsque les
résultats de l'opérateur de collision sont pré-calculés, un écart est toléré afin de retenir
un ensemble plus large de configurations qui sont proches de minimiser (une autre solution
consisterait à réduire directement le nombre de secteurs angulaires).
Le modèle de Gaz sur Réseau Immiscible a été appliqué avec succès à divers systèmes, en particulier
afin de s'assurer qu'il était effectivement à l'origine d'une tension de surface [Rothman88].
Il a également été mis en oeuvre pour vérifier qu'il conduisait bien à un phénomène de
décomposition spinodale [Rothman89]. Il s'agit d'observer la dynamique d'un mélange
initialement hétérogène de deux phases incompatibles: le système va évoluer lentement, tel une émulsion,
pour former spontanément un ensemble de régions homogènes constituées uniquement de l'une des deux phases.
Tandis que leur nombre diminue, la surface des régions augmente régulièrement par fusions successives (coalescence) de régions homogènes
plus petites. Ces régions constituent par ailleurs des structures aléatoires intéressantes. Nous avons
reproduit cette expérience afin de valider notre implantation du modèle ILG; la Figure IV-8 en présente
les résultats, qui sont conformes à ceux obtenus par Rothman et Zaleski.
Pour rappel, la densité en particules des gouttelettes
et celle du gaz porteur doivent être égales. D'autre part, le mécanisme de cohésion
du modèle ILG s'exerce pleinement lorsque le nombre de collisions entre particules est élevé,
donc lorsque la densité est suffisamment importante - soit environ
particule/cellule selon les expériences de stabilité qui ont été réalisées. Il en résulte
une viscosité assez grande des fluides simulés, qui ne peut être évitée.
L'introduction d'une gouttelette dans le système est réalisée par un simple changement de phase - autrement dit, une colorisation - de toutes les particules présentes dans une région bien délimitée du réseau, ayant la forme souhaitée. Ni les vitesses des particules, ni leur densité se sont modifiées: cette opération ne perturbe aucunement l'évolution du modèle.